« Mboka ekufa kala »

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Sankuru, une de toutes nouvelles provinces issues du dernier démembrement, est sans doute l’étape la plus mémorable ou l’une des plus mémorables de la tournée du chef de l’État dans le grand Kasaï. Et pour cause, ces phrases prononcées par Félix Tshisekedi devant de centaines de Congolais venus l’écouter. S’exprimant en lingala, la langue la plus parlée du pays, et manifestement dans l’impasse, le Président Tshisekedi lâcha : « Mboka ekufa kala. Eloko ya ko boma eza lisusu te. Toye ko bongisa ». En français : « Ce pays a été detruit il y a bien longtemps. Il n’y a plus rien à détruire aujourd’hui. Nous sommes venus le rebâtir ».

À mille lieues de la métropole Kinshasa, mais très proche de celle-ci par le biais des réseaux sociaux numériques, le n°1 du pays n’a-t-il peut-être pas trouvé mieux que de rassurer de cette manière les populations exaspérées par leur situation d’extrême précarité. Ces phrases, d’une telle maladresse pour certains, rappellent au souvenir une autre phrase du genre prononcée par l’ancien gouverneur de Kinshasa, l’inénarrable André Kimbuta, constatant l’état de délabrement très avancé, à l’époque, de l’avenue Université, à la hauteur de la rue Mazengele entre les communes de Makala et Ngaba. « Mboka oyo eko bonga lisusu te ». Traduisez : « Ce pays ne se relèvera plus jamais ».

Si le chef de l’État n’est pas allé, contrairement à Kimbuta, jusqu’à déclarer de manière péremptoire que le pays ne se redressera jamais, la formule qu’il a utilisée, avec toute la charge émotive qu’elle comporte en lingala, anime pourtant les débats à travers les communautés virtuelles depuis plus d’une semaine. Certains voient à travers cette sortie de Félix Tshisekedi un aveu d’impuissance, alors que d’autres crient à la manipulation politicienne tendant à travestir les propos du Chef et donc à le discréditer aux yeux de l’opinion.

Pour soutenir leur position, ces derniers évoquent presque en chœur un des postulats de l’analyse textuelle qui veut que l’examen d’un texte ou d’un discours s’attache au contexte d’énonciation. À les en croire, les propos de Tshisekedi ont été sorti de leur contexte et qu’il faut plutôt les comprendre comme un appel à la prise de conscience de la situation peu reluisante du pays et de la nécessité d’en sortir sous sa direction.

Le contexte, parlons-en justement. Sans nul doute, il s’agit du contexte politique général du pays qu’il importe de circonscrire et qui pourrait expliquer le mépris et l’incrédulité de beaucoup de Congolais. En effet, trois ans après sa prise des rênes du pouvoir, dans les conditions que tout le monde se rappelle, Félix Tshisekedi ne suscite pas que de l’espoir. De nombreux scandales mettant particulièrement en cause des proches collaborateurs du chef de l’État et des structures rattachées à la présidence de la République tendent à annihiler la foi des Congolais en la gouvernance actuelle. De la gestion calamiteuse de plusieurs millions de dollars alloués au programme dit de 100 jours au projet Tshilejelu sans réel impact sur le terrain, en passant par des dépassements budgétaires récurrents à la prêsidence de la République (dans d’autres institutions aussi), qui constituent des fautes de gestion d’après l’Observatoire des dépenses publiques (Odep), ou la nébuleuse « taxe » Ram (régistre des appareils mobiles), les illustrations de la mauvaise gouvernance financière au cœur de l’administration présidentielle sont légion. La justice, censée réprimer les crimes financiers et ainsi décourager les gestionnaires véreux, semble être mise au pas du nouveau leadership. À part quelques actions d’éclats destinées à envoyer une certaine image, et pas plus que cela, l’appareil judiciaire demeure sous la coupe des tenants du pouvoir qui le manipulent à leur guise.

Fort de ce qui précède, les Congolais, du moins les plus sceptiques, n’ont pas l’impression que le pays, de Joseph Kabila à Félix Tshisekedi, a pris véritablement une autre direction. Et quand Tshisekedi affirme : « Mboka ekufa kala. Eloko ya ko boma eza lisusu te. Toye ko bongisa », ces Congolais considèrent que le message se trouve dans les deux premières phrases. Conscient de la brutalité de celles-ci, prononcées accidentellement, peut-on croire, mais révélatrices de son état d’esprit, le tombeur de Joseph Kabila s’est vite ressaisi à la fin, question d’amortir le choc provoqué par ses mots.

Pour nombre de Congolais, les institutions de la République ainsi que leurs animateurs ne donnent pas suffisamment les signes de la volonté de changement clamée urbi et orbi par le chef de l’État dans le Sankuru, en l’occurrence. Comment ne pas, dans ces conditions, prêter le flanc aux interprétations diverses, même les plus invraisemblables.

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Doudou Bossassi

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